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Décembre : on fait la fête aux fêtes !

En direct le mardi 11 décembre à 10h

Rediffusion le Samedi 15 à 11h



Émission animée par Virginie Lou-Nony & Corinne Hyafil, accompagnées dans la lecture des textes par deux amies de la maison de l’écriture, Hélène Tallon-Vanérian et Julie Chansel.

Les fêtes de fin d’année sont souvent l’occasion de tester sa résistance à la pression sociale et commerciale. Les marchands comptent sur elles pour boucler leur budget et sont prêts à tout pour nous vendre n’importe quoi.



La population soumise à un bourrage de crâne sévère vit dans la certitude que recevoir des cadeaux c’est être aimé et qu’à l’inverse, n’en pas recevoir est le signe indiscutable d’une affreuse solitude. Et piégés par les marchands du temple, nous nous demandons tous plus ou moins ce que nous fichons-là. Les têtes de pioche qui répugnent absolument aux réjouissances obligatoires rêvent de se trouver un désert.

C’est dans ces ambiguités nombreuses que nous avons demandé aux ami.e.s de la maison de l’écriture de porter la pointe acérée de leur plume.





Noël en famille, de Michèle Urbanek

Elle s’est arrêtée pour prendre de l’essence. Et puis elle s’est garée un peu plus loin devant le café tabac. Elle est entrée, a demandé un paquet de Benson comme lorsqu’elle était étudiante. Elle est ressortie pour se mettre en terrasse, en commandant un petit noir bien serré. A la terrasse, elle a tourné et retourné le paquet entre ses doigts, puis a tiré sur la petit languette rouge, a ouvert le paquet, a retiré le papier doré et a sorti une cigarette. Elle l’a portée à son nez, l’a humée, et enfin l’a allumée avec le briquet qu’elle venait d’acheter. La première bouffée lui a donné un bref vertige ; la deuxième a été bien meilleure. Elle s’est remise à fumer comme si elle avait déjà oublié ses cinq ans d’arrêt du tabac.

A la terrasse il faisait bon. Ils avaient mis les radiateurs ; elle était pile dessous. On était en décembre, mais il faisait doux. Lui est revenu en tête « Noël au balcon, Pâques aux tisons ». Elle s’est demandée où elle serait à Pâques l’année prochaine.

Elle a fait durer son café très, très longtemps. Et puis elle en a commandé un deuxième. Rien ne pressait. Vraiment. Elle n’avait pas pris l’autoroute cette fois-ci. Il lui restait à peine quarante kilomètres pour arriver à Bourges, et elle se disait que pour une fois ils pourraient l’attendre.

Elle a évoqué les Noëls passés et s’est surprise à soupirer. Tellement classiques. Son frère, qui prenait du poids d’année en année, se chamaillerait encore avec sa femme jusqu’au moment où celle-ci, forçant sur le champagne, se mettrait, un peu pompette, avec des larmes dans la voix, à lui dire qu’il est quand même l’homme de sa vie et qu’elle n’en aurait jamais voulu un autre. Ce qui la surprenait toujours. Elle se demandait ce que son frère, Louis pouvait avoir, à quarante-huit ans passés, de si rare qu’on n’envisageait pas d’aller voir ailleurs.

Sa sœur serait là aussi, avec ses filles, dont l’une, à vingt ans, venait enfin d’avoir son Bac et l’autre  qui travaillait depuis deux ans comme vendeuse au rayon boulangerie de chez Carrefour. Le mari était parti quand les gamines étaient devenues adolescentes et elle admirait un peu ce type d’avoir tenu le coup jusque là. Sa sœur lui avait toujours paru une étrangère, peut-être à cause des dix ans d’écart, et elle s’était longtemps joué, petite, le fantasme de l’enfant adopté. Sa mère l’avait eue sur le tard, à quarante ans passés, et son père dans la cinquantaine, paraissait toujours un peu gêné quand il devait venir la chercher à l’école. C’est vrai que, directeur d’une petite entreprise d’électroménager, il était déjà à la retraite quand elle était montée faire ses études à Paris.

Elle soupira, regarda sa montre et se dit qu’elle ferait bien de se remettre en route si elle ne voulait pas inquiéter sa mère.

La nuit était tombée quand elle gara la petite Clio devant le perron, à côté de la BMW de sa sœur. Son frère était arrivé par le train.

Elle reconnut l’odeur de l’oie farcie dès qu’elle franchit la porte et sa mère sortit de la cuisine, une louche à la main. A soixante-dix-neuf ans elle avait gardé une certaine coquetterie et ses cheveux, permanentés de la veille, luisaient en reflets bleutés. Elle s’embrassèrent et sa mère lui glissa à l’oreille : « ils sont tous au salon. Fais attention à papa, il a attrapé un tour de reins en voulant décorer le sapin, hier. Je lui avais bien dit de me laisser faire, mais tu sais comme il est ton père, têtu comme un bourrique » !

C’est à la fin du repas, quand sa mère apporta l’île flottante sur la table – jamais elle n’avait réussi, dans aucun restaurant, à retrouver la saveur de l’île flottante de sa mère -, qu’elle se dit qu’il était temps pour elle d’annoncer sa décision.

Elle y avait pensé depuis des semaines, tournant et retournant les phrases dans sa tête. Elle avait testé la concision : Eh bien, je vous annonce que je vais partir au Cameroun le mois prochain... L’humour : Alors, voilà, Florian et moi, on s’aime énormément et on a décidé de se faire le plus beau cadeau du monde : la liberté pour chacun... La révolte existentielle : Mon existence est si vide, j’ai envie de donner un sens à ma vie, partir enseigner en Afrique où on manque cruellement de tout...

Mais bien sûr, rien ne se passa comme elle l’avait projeté. Ce fut Louis qui posa la question qu’il ne fallait pas poser, en lui demandant si Florian et elle pensaient faire un petit Jésus pour Noël prochain. Crétin, pensa-t-elle. Comment pouvait-elle avoir un frère aussi crétin ?

Quand elle leur avoua qu’elle avait plaqué Florian depuis trois mois déjà et qu’elle avait déjà mis son deux pièces en location, son frère, qui reprenait des œufs en neige, renversa la moitié de la louche sur la table.

Quand elle annonça qu’elle prenait une année sabbatique auprès de l’INSEE où elle travaillait depuis  dix ans, son père arrêta net la montée de sa petite cuillère emplie de crème anglaise et la regarda  avec stupeur.

Et quand elle leur apprit que son amie infirmière qui travaillait à Yaoundé, Sabine, lui avait trouvé une place d’enseignante dans l’école primaire de M’Balmayo, sa mère se mit à pleurer en cachant ses larmes avec sa serviette.

Elle se versa un autre verre de champagne et le but d’un trait. Elle fit face à toute la famille avec une certaine euphorie et la sensation grisante d’avoir enfin pris sa vie en mains.


Le champ des possibles, Julie Chansel


Il est tombé ! Il est tombé ! Il est tombé !  J'entends la voix de ma mère qui s'infiltre dans le casque de mon walk-man entre deux respirations de Michael Jackson. J'imagine un vase renversé. Ou alors un miroir. À moins que cela ne soit un être vivant ? J'enlève mes oreillettes et son cri cette fois me plaque contre la chaise de mon bureau. Elle surgit en trombe dans ma chambre, complètement surexcitée, presque suffocante. Elle prend conscience de ma présence, de mon effarement face à son affolement. Elle s'arrête subitement, pose ses mains sur mes épaules. Elle fait trois cycles complets de respiration profonde. Je sens que c'est sérieux. Elle me dit très lentement et très distinctement, comme si je débutais mon apprentissage du français : « Il-est-tom-bé ». Et elle repart en courant dans le couloir. Je l'entends poursuivre une gigue joyeuse, rythmée par des « Il est tombé ! »avant de dévaler l'escalier.

Puis c'est le silence. Tout aussi inquiétant. Je sors de ma sidération et à mon tour je marche dans le long couloir. Je descends le grand escalier et je perçois, faiblement d'abord, puis plus distinctement, le murmure de la télévision. J'entre dans le petit salon dédié à l'objet et aux instruments de musique et vois ma mère, son visage entre les mains. Elle contient à peine ses larmes, puis les laisse couler franchement. Elle ne parle plus. Elle s'assied, puis se relève en soupirant. Elle hausse les épaules. Elle a des incantations silencieuses, hoche la tête, ouvre les bras, en referme un, comme si elle débattait avec un public ou répondait à un interlocuteur visible d'elle seule. Je me tourne vers l'écran et je ne suis pas sûre de comprendre, je vois juste une foule immense. Je regarde à nouveau ma mère qui semble revenir dans ce monde-ci, enfin, celui que nous partageons. Au précipice d'une émotion immense, elle me dit : « Le mur est tombé ma chérie. »Je ne suis pas plus avancée, mais je suis soulagée d'apprendre que personne n'est mort. Elle me prend soudainement dans ses bras et se met à pleurer à gros sanglots : « Des larmes de joie », précise-t-elle en mouillant mes cheveux. Me détachant d'elle aussi délicatement que si elle venait de m'annoncer un cancer en stade terminal, je l'aide à s'asseoir, je lui apporte un verre d'eau et je la regarde atterrir parmi nous. Je lui dis : « Le mur de Berlin ? En même temps, ça devait bien finir par arriver, hein ?! » Ma mère m'offre alors ce regard qu'elle réserve aux gens stupides que nous rencontrons malheureusement parfois, quelque part entre la déception, la pitié et la fatigue. Elle me regarde silencieuse, secouant la tête d edroite à gauche. Je m'inquiète un peu. À travers les siècles, plusieurs femmes de la famille ont été internées pour « folie », « hystérie », « dépression mélancolique » et autres pathologies subtiles. Elle se reprend, dégaine son magnifique sourire et me dit : «Ma chérie, le mur de Berlin est tombé. C'est mer-veil-leux. » Et là, je sens que c'est sérieux.

En temps normal, ma mère utilise cet adjectif uniquement pour caractériser ma naissance et celles de mes frères et sœurs. Nous sommes tous les quatre nés en décembre. Depuis une dizaine d'année et l'arrivée de l'aînée, ma mère a donc coutume de dire que chaque Noël est « mer-veil-leux ». Nous sommes mes frères et sœurs et moi « des cadeaux de la nature ». Mais là, on ne peut que s'incliner devant la prouesse. Ce 11 novembre 1989, on sent bien que l'Histoire avec un grand H, l'Histoire mondiale est plus forte que la saga familiale. Ma mère entre alors dans un état second, proche de la béatitude, qui ne la quitta guère. J'ai craint à un moment qu'elle ne se remette à la guitare et nous joue en chantant l'intégrale de Joan Baez – son idole - pour nos anniversaires et Noël. Elle achète une quantité folle de bougies qu'elle allumait dès que la nuit s'annonçait. Cet éclairage quelque peu gothique dégage selon elle une « atmosphère de paix ». Elle fredonne des chansons soviéto-allemandes plus ou moins inventées qu'elle nous assure avoir apprises en colonie de vacances, alors que nous pensions jusque-là qu'elle connaissait surtout des chants de montagnards rapportés de ses séjours d'enfance en Savoie. Le mur de Berlin est tombé, le monde a bougé et ma mère en est bouleversée. Après avoir si souvent écrit au Père Noël, il l'a enfin lue, sans déléguer à un lutin analphabète. Les fêtes de la fin 1989 sont joyeuses.

Après cet événement « historique et merveilleux », ma mère se met à croire en quelque chose. Au moment de partir pour l'école, elle nous glisse des phrases comme « Maintenant, le champ des possibles est ouvert »ou « Avec Berlin, après la chute, on peut à nouveau se faire confiance ». Chaque fête de fin d'année devient le « Noël et le Jour de l'An après la chute du mur de Berlin ». À chaque réveillon, elle trinque « à l'espérance et à l'espoir, les deux c'est mieux, on ne sait jamais ». Un soir, alors que Joan Baez sussure We shall overcome, ma mère nous confie qu'elle n'attend plus que deux événements pour être pleinement rassurée quant à l'espèce humaine, à laquelle elle se désole parfois d'appartenir : « Il ne reste plus que la fin de l'apartheid et la fin de l'occupation de la Palestine et on pourra enfin vraiment ressentir l'esprit de Noël. »Sa fébrilité quasi permanente m'évoque un rendez-vous tellement souhaité qu'on n'ose plus y croire quand son heure est advenue. Son rendez-vous est avec « l'humanité, notre grande famille ».Quand, en avril 1994, ont lieu les premières élections non raciales en Afrique du Sud, on se dit que Noël cette année-là va dépoter. De fait, larmes, chants, danses, transes, salutations au soleil, pétards dans le jardin, concert de bassines, on a tout fait. Pour la Palestine, on attend toujours, mais on est prêt.



L’omarine, Anne-Marie Liautard

Le cercueil de chêne, avec ses poignées de laiton doré et sa croix ouvragée sur le couvercle, trône dans le salon. On a repoussé les chaises,  mis la grande table en console contre le mur sous la fenêtre aux volets croisés et on y a posé les gerbes rouges et blanches avec leur cartels. Ici, on ne laisse par les morts à l’hôpital, même quand ils y ont exhalé leur dernier soupir. On les ramène à la maison.

Les arrivants, tous vêtus de sombre, entrent par la porte fenêtre du salon, saluent le fils aîné qui les accueille et restent un instant, mains croisées sur le ventre, tête basse, devant la dépouille. Le mort, un notable, un gros paysan d’ici, qui tenait à sa terre par toutes les racines de ses vergers et de ses bois,le mort n’est plus que fumée, esprit dans la brume de ce mois de novembre, personnage figé au cœur des souvenirs que l’on évoque, assis sur les chaises alignées dans la cuisine autour de la table qui supporte boissons et nourriture. A peine froid, on lui construit déjà sa légende.

Autour de la veuve, ses trois enfants. On leur sent du souci pour elle. Il y a beaucoup d’amour dans leur gestes pour lui avancer une chaise, remonter son cardigan sur son épaule maigre, la prendre par la taille : les dernières semaines ont été rudes, « Ce n’était plus lui, dit-elle, ce n’était plus lui… » Elle pense que pour vivre  les derniers instants de son compagnon d’une vie, une femme  est toujours seule.  Les enfants sont arrivés dès qu’ils ont pu,  mais ils ont construit leur vie si loin. La cadette en Alsace, le second fils en Chine. Seul le fils aîné a toujours été  proche,  à quelques maisons, à quelques rues de là. Il n’a jamais bougé d’ici, lui. Comme cela se devait, il a repris les terres. Sa relation à son père n’était pas toujours simple : deux rois pour le même champ. Les patriarches passent difficilement le relais et celui-là moins que tout autre.

Autour de la table, le fils aîné est le plus sombre,  le plus affecté. Tant de différents jamais résolus malgré l’affection, le respect, et qui ne le serons plus. Tant de mots  qui ne seront jamais dits et jamais entendus. Tout cela pèse, génère du regret, presque de la colère…

Je ne me souviens plus pourquoi ni comment quelqu’un a parlé de truffes… Je crois que c’est nous, quand on nous a demandé ce qui faisait notre richesse, en Drôme. Alors oui, les truffes. Le marché aux truffes, l’omelette aux truffes ; « Et il faudra venir nous voir pour assister à la messe des truffes à Richerenches, ça vaut le coup d’œil ! On ne doit plus se rencontrer seulement  pour les moments tristes… »

« Je me souviens dit soudain l’ainé, c’était un jour de Noël, j’avais, quoi, quinze, vingt  ans peut-être ? On avait fini de manger, bu le café, on était pleins de nourriture, de vin, Les femmes faisaient la vaisselle en cuisine. Il faisait gris comme aujourd’hui, pas trop froid mais lourd ; Papa s’est levé de son fauteuil, on sentait qu’il n’en pouvait plus d’être enfermé.  Il m’a dit : « Viens, on va aux truffes ». Il y avait un bois communal, là-bas, aux Sablières, avant qu’ils tracent la route. C’était à tout le monde, mais depuis toujours on savait y trouver des truffes. Papi Célestin le savait et puis papa. On cueillait une brindille d’osier, on appelait ça l’omarine et on effleurait le  tour des chênes avec. Ça faisait lever la mouche. Et s’il y a de la mouche, il y a de la truffe. Cet après-midi de Noël, avec papa, avant que la nuit tombe, on en a bien ramassé une livre… »

Pendant que le fils raconte, on a tous en tête le visage du mort, ce teint rouge d’être toujours dehors et d’avoir tant mangé et bu. On voit la main calleuse couper le roseau, se faire légère pour manier l’omarine au-dessus de l’humus. On voit le coup d’œil acéré des petits yeux vifs et rigolards pour repérer la mouche. On voit le couteau qui ne quittait jamais sa poche creuser précautionneusement et ramener au jour le champignon informe. On  voit  le mort le respirer, le tendre au fils pour qu’il le respire à son tour, comme on passe un relais, comme une offrande.

« C’est drôle, dit le fils, c’est rien, mais ce Noël, je ne l’ai jamais oublié »


Paillettes de givre, Hélène Tallon-Vanérian

Au cœur de l’hiver le jour qui décline n’a pas effacé la blancheur du froid. Les sons familiers se mêlent aux images remontantes des si nombreux Noëls fêtés dans la grande maison aux volets de fer jaune.

Tout sera à sa place. Le feu allumé au chevet duquel chacun s’attardera, la cuisine exiguë bousculée par les femmes, les bavardages et les rires, les éclats de voix et les silences évités, les retrouvailles qui marquent la course nonchalante du temps.

Cette maison est encore debout. Fierté ? Le magnolia prend ses aises, marqueur d’un temps passé qui n’intéresse plus personne.

Dans la maison quelqu'un fait jouer le piano désaccordé, je ne peux m’empêcher de penser à quelque bar poussiéreux au centre duquel trônerait un piano mécanique jouant et rejouant toujours la même mélodie fatiguée. La pièce au piano était immense dans mes yeux d’enfants. Pièce enchantée, pièce refuge, territoire neutre convoité autant par les enfants que par les adultes mais équitablement partagé, pièce dans laquelle les convenances ne s’exhibaient plus, comme par enchantement.

Le givre a blanchi la forêt, et le brouillard, l’air de rien, grignote les allées bien tracées des forestiers appliqués. D’accord nos pas dérangent votre silence sérieux, nous ne nous attarderons pas aujourd’hui. Notre place se trouve derrière la lumière des grandes vitres, dans la chaleur de la maison, et non pas dans ce froid aux cristaux acérés. Vous n’aurez pas de mal à nous chasser, déjà nos corps engourdis sont happés par l’image d’un feu auprès duquel il ferait bon s’étirer.

Le soir lire un conte de Noël. Qui l’écoutera ? Les enfants impatients de jouer s’éclipseront sans bruit, les plus grands déclineront l’offre qui leur sera faite de se laisser glisser dans une vague d’enfance ; qui s’y aventurerait par marée montante ?

Je me souviens de belles tempêtes froides, loin de la maison, tempêtes mêlées de rêves énigmatiques aux paysages se dérobant sous mes pieds, pas japonais en lévitation entre ciel et mer, bleu foncé profond, toujours le même, ce bleu qui me suivait et que je pouvais toucher où que j’aille, ce bleu qui me faisait sombrer. Mais la mer agitée ne rentre plus dans la maison. Écran protecteur.

Je veux sortir ; je veux ces ténèbres ; je veux cette étreinte des embruns ; je veux l’écho de mon trouble dans les hautes falaises. La mer avance jusqu’à la roche. La mer est aveugle et maladroite. Elle se déplace à tâtons, guidée par le souffle du vent et les piaillements des oiseaux. J’ai les pieds dans l’eau. J’entends le reproche de ma grand-mère venue me chercher dans le froid. J’ai mangé un poisson qui me chatouille l’estomac. J’ouvre les yeux et je suis dans la chambre aux chouettes, couchée dans le vieux lit creux, les fleurs bleues du papier peint tournent, encore ce bleu, dans chaque pétale, chaque volute, une crevasse bleue lézarde mon crâne et mon corps, quel merveilleux chemin de fuite offert à mes souvenirs impatients…

Oui vraiment, qui voudrait d’un conte de Noël ?


AU VOLANT, Virginie Lou-Nony


Au volant, il refaisait le monde, interpelait Trump, recadrait Macron, apostrophait Junker, ce crocodile alcoolique. Depuis l’audit de sa boîte surtout, il les engueulait sans détour tous ces irresponsables.

Elle approuvait d’un mmmmouiquand il exigeait d’elle une réplique. Parfois, engloutie dans ses pensées elle ne l’entendait pas l’interroger. Ça l’énervait qu’elle n’écoute pas. On est pas des chiens, non ? On peut se parler quand même ? On se parle plus ! il disait avec abattement. Tu m’aimes plus, il disait, voilà la vérité ! D’ailleurs côté cul…

— Je t’en prie.

— C’est surtout moi qui doit te prier.

Le chien, couché de tout son long sur le siège arrière, se redressait et passait son museau entre eux deux.

— J’suis vraiment sympa de t’accompagner à ce putain de réveillon.

— Je le fais pour ma famille, comme tout le monde je crois.

— Si t’arrêtais de mentir, pour une fois ? Si on arrêtait tous de mentir on arrêterait aussi ces conneries de Noël qui font chier tout le monde !

Elle n’a pas répondu. A entrouvert un peu la vitre, se délectant du filet d’air frais.

— On n’est même pas sûr d’y arriver, paraît que des Gilets Jaunes bloquent encore au péage.

— On devrait peut-être faire une petite pause maintenant. Que Dag puisse faire ses besoins.

— On vient de partir on va pas déjà

— 2 heures.

— Une heure 37. Et on a encore 5 bonnes heures avant d’arriver. On s’arrêtera pour déjeuner.

Elle a descendu encore un peu sa vitre. L’odeur du chien dans l’espace confiné dominait toutes les autres. Devant, les warning de la voiture se sont mis à clignoter, puis ceux d’une deuxième et de toutes celles qui les précédaient sur les quatre files.

— Qu’est-ce qui se passe ?

— On est à 50 bornes du péage ça peut pas être…

— Mais comment il va nous sortir de ce bordel, l’autre con ? Il est rôti le roitelet ! Hein Manu ? Tu t’y croyais sur ton trône en carton, hein ? À force de gratouiller les orteils de la révolution, tu vas finir à l’échafaud, on t’a pas appris la fin de l’histoire à l’ENA ?

Dans la voiture stoppée à côté d’eux, sur la troisième file, un couple chantait en balançant le buste d’un côté sur l’autre. À l’arrière, leurs deux gamins dans les sièges coque agitaient les pieds en cadence et tapaient dans les mains, hilares. L’épaisseur des vitres et de la lame d’air qui la séparait de ce petit monde clos et fermé sur lui-même lui a semblé soudain consistante et presque dynamique, comme si elle le rendait inaccessible et la repoussait, elle, dans son monde à elle, sans musique, à côté de lui interpellant après Macron les ministres, et Hollande et Sarkozy et la finance internationale.

— C’est bête, si on avait été coincés sur la file de droite j’aurais pu descendre faire courir Dag.

— Sur la bande d’arrêt d’urgence, tu es folle ? Je viens de voir passer deux ambulances, il doit y avoir un accident.

Elle n’avait rien remarqué, hypnotisée par la petite famille musicienne. Maintenant elle n’osait plus les observer. Son regard insistant risquait de les gêner. Elle avait mal au cœur. L’odeur du chien, peut-être.

Pourtant, en se délectant de l’air frais, paupières mi-closes, elle ne pouvait se retenir de les regarder, de biais, entre ses cils, le papa avec ses doigts transformant le volant en batterie, la maman mimant le violon, les gamins renversés bouche ouverte par le chant.

— T’es pas d’accord ?

— Heu…

— T’écoutes pas comme d’hab ! Je parle aux murs ! T’en as rien à foutre de moi c’est ça la vérité. Mais dis-la, la vérité ! T’as trouvé mieux ailleurs, c’est ça ? Ça expliquerait pourquoi au lit tu manques tellement d’enthousiasme ! Mais avoue ! Avoue !

— Tu devrais descendre faire pisser Dag sur le terre-plein central, pendant qu’on est coincés. Ça te ferait du bien de prendre l’air.

— Traite-moi de dingue tant que tu y es ! Va prendre l’air, c’est tout ce que tu as inventé ? Mais dis la vérité à la fin !

— Tu t’échauffes tout seul, tu sais très bien que je ne t’ai jamais trompé.

— Ah ! On y vient ! On parle enfin du vrai sujet. Avoue !

— Tu délires. Vas prendre l’air. Hein Dag que tu aimerais prendre l’air ?

En entendant son nom le chien s’est redressé puis mis debout sur le siège en agitant la queue.

— Tu vois ? Ça lui ferait plaisir et toi ça te permettrait de fumer une clope, ça te rend nerveux de pas pouvoir fumer dans la voiture.

Elle avait touché le point sensible. Une détente dans son corps à lui, un presque rien indéfinissable. Avec soulagement, elle l’a regardé décrocher sa ceinture, tâter la poche de sa chemise sous le pull pour vérifier qu’il avait bien pris ses cigarettes. Quand il a été dehors et a ouvert à Dag elle s’est appuyée au dossier, a fermé les yeux, respiré à fond. Elle les imaginait là-bas dans le grand salon, le sapin décoré pour les gosses, sa mère mettant la dernière main à la farce du chapon, sa frangine sortant du coffre de sa voiture la caisse d’huîtres de Cancale, son père à la cave rassemblant les vins, les disposant sur les marches dans l’ordre de la dégustation. C’est vrai qu’ils n’avaient pas grand-chose à se dire, tous, aux réveillons. Mais guère moins qu’à l’ordinaire dans la vie. Qu’est-ce qu’on se dit les uns les autres ? se demandait-elle en regardant les voitures redémarrer. Qu’est-ce qu’on dit de vraiment essentiel ?

Elle s’est retournée pour voir où il était, avec le chien. Elle a eu du mal à le repérer tellement il s’était éloigné. Devant, les quatre files s’étaient remises en marche. Vite, elle a passé ses jambes par-dessus le frein à main, glissé ses fesses du siège passager au siège conducteur qu’elle a réglé à sa taille, tout ça machinalement. Elle a tourné la clé de contact et avancé dans la file jusqu’à la voiture précédente. Lui n’avait pas bougé, là-bas. Dans le rétroviseur elle l’a vu, il n’avait même pas fait demi-tour mais elle n’était pas inquiète, quand la file allait stopper il la rejoindrait avec le chien.

À sa droite, là-bas, la petite famille musicienne chantait toujours. Maman avait troqué le violon contre un saxo imaginaire, elle soufflait dans son poing droit fermé, les doigts de la main gauche actionnant des touches invisibles. Lui était resté à la batterie, hyper concentré, les yeux presque fermés mais avançant pourtant dans sa file. À l’arrière, la petite fille ouvrait les bras, très diva dans son rêve d’art. Elle a senti des larmes piquer ses yeux et fronçé les sourcils, agacée par cette émotion incontrôlable.

Dans le rétroviseur, elle l’a vu qui revenait mais devant, la file avançait, au pas d’abord puis accélérant. Lui aussi là-bas très loin pressait le pas, mais au lieu de diminuer, la distance entre lui et elle s’accroissait. Le compteur indiquait 50 km à l’heure, puis 70. Elle était prise, là dans la file de gauche, impossible de s’arrêter contre la glissière sans causer d’accident. Dans le rétroviseur, elle l’a vu qui commençait à courir. Derrière elle, le conducteur impatient lui collait au pare-choc, la sommant d’accélérer pour réduire la distance avec la voiture qui précédait. 80, 90. Elle l’a vu là-bas qui agitait les bras, puis les quatre files ont repris le rythme ordinaire de l’autoroute. Elle a tenté de se rabattre mais la petite famille musicienne restait à sa hauteur, le conduteur tout à son solo de batterie n’avait pas vu son clignotant. Impossible de ralentir, l’autre lui collait aux fesses.

Soudain, quelque chose a lâché dans sa poitrine, comme un élastique distendu se rompt. Elle a écrasé l’accélérateur, mis la radio. Un chanteur inconnu braillait jusqu’au vertige, nous irons… qui rimait avec avion etamour avectoujours, bien sûr. Mais cette mélodie niaise la réjouissait, quant aux paroles elle faisait chabada par dessus la voix du chanteur et c’était aussi bien. Son cœur gonflait dans sa poitrine, elle ne pensait plus s’arrêter avant le péage, peut-être. Mais à l’idée de l’attendre là-bas, de le faire monter, de l’odeur du chien, elle a appuyé sur les commandes des vitres pour les ouvrir grand et chanter à pleins poumons.

Virginie 7’ Brazil 12, à partir du milieu du texte

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