En mars, les Buissonnières votent rouge

Nous reproduisons ici les textes de l'émission de mars 2019
Le rouge ! Couleur par excellence, magnifiée par les mains des femmes aux premiers temps de l’art rupestre et nom du tout premier homme, Adam, pétri comme cela nous a été raconté dans de la glaise ocre. Le rouge, couleur ambivalente des passages et des interstices, ne se pense que dans sa pleine intensité, au risque de se transformer en rose s’il faiblit : couleur de la vie par le sang qui circule mais aussi de la mort lorsque le sang est versé ; couleur de la lumière montante de l’aube mais aussi de la lumière déclinante du crépuscule ; couleur de la sensualité amoureuse mais aussi de la prostitution prédatrice ; couleur de l’amour divin mais aussi de l’enfer et du supplice. Dans l’Antiquité, Rome se pare de rouge et fait du rouge la couleur du pouvoir et de l’apparat. Le rouge est cependant bien plus que ça : «Je ne parle pas du rouge de l'orgueil mais de cerougedes incendies, du lambeau d'andrinople qui flotte derrière les camions, du fanal, de la lanterne des bordels, de la colère qui enflamme un visage, des rixes et des abattoirs, des barricades et des rues louches, le rougequi coiffe Marianne, rougedes crêtes de coqs, rougedes lèvres peintes, rougedu cri de la Marseillaiseet somme toute, rougedu vin et du sang ». Tout un programme pour Jean Cocteau, qui écrit ce texte en plein cœur de la seconde guerre mondiale.
Quant au nôtre de programme, et aux neuf textes de cette émission, nous partirons du côté des nuances de rouge qui colorent les états de la vie, d’un petit morceau d’étoffe, de l’amour en temps de guerre, de la sensualité du carmin, des incendies et de la colère de la rue, de la honte, de l’amour évidemment et… et… et… de ce sang qui s’écoule du ventre des femmes, au commencement de toute vie, comme pour rappeler qu’Ève, la mariée, portait elle aussi en elle le rouge.
L’oiseau rouge, de Sophie Baget
Au matin du premier jour, le soleil et la lune ont enfanté la terre.
Dans l’ombre, la terre a tapi ses secrets. Dans la lumière, elle a planté ses talents.
Au soir du premier jour, l’ombre et la lumière ont fêté leurs épousailles en habillant le soleil et la lune de rouge.
Au matin du deuxième jour, la coquille de l’œuf s’est fendue et l’oiseau est né.
La terre lui a choisi pour marraine le rouge du couchant et pour parrain le rouge du levant.
Dans le soleil levant, l’oiseau s’est envolé pour sentir sur ses ailes aux reflets vermillon la jubilation de la vie, qui porte haut vers le ciel.
Au soir du deuxième jour, l’oiseau s’est couché pour blottir sous ses ailes la douleur du monde.
Au matin du troisième jour, la graine a germé dans la terre. Elle a lancé ses feuilles vers la lumière et laissé grandir son tronc.
Au soir du troisième jour, l’arbre a donné, épuisé et reconnaissant, son fruit écarlate.
L’oiseau a remercié, a mangé le fruit et a rendu le noyau à la terre.
Puis il a trouvé sur la branche son abri.
Au matin du quatrième jour, l’enfant est né au pied de l’arbre.
Sa mère lui a cousu un vêtement de velours carmin.
Au soir du quatrième jour, l’enfant a pleuré longtemps des mémoires enfouies. Sa mère n’est pas parvenue à l’endormir. Son père n’est pas parvenu à rassurer la mère. L’oiseau, alors, leur a appris son air.
Au matin du cinquième jour, le bois, l’air et l’étincelle ont engendré le feu.
L’oiseau a veillé sur l’énergie phénoménale, potentiel désastre, potentielle alchimie.
Au soir du cinquième jour, autour de la braise rubis, s’est constitué le foyer, s’est rassemblée la communauté, se sont transmis les récits, composées les chansons.
L’oiseau a voleté de foyer en foyer, colportant la soif d’apprendre, la faim de partager, le désir de transmettre.
Au matin du sixième jour, la source a jailli d’entre les rochers.
L’enfant a plongé dans un bain d’émotions.
Il a goûté l’amour, l’attention chaleureuse, la reconnaissance affective.
Il a goûté le plaisir d’une découverte et la joie d’une retrouvaille.
Il a goûté le confort de la dépendance et la saveur de l’autonomie.
Il a goûté l’angoisse du manque, la peur du risque, la douleur de la blessure.
Il a goûté la brûlure de la colère, la rage de la frustration.
Il a goûté l’apaisement du réconfort, le consentement de la frustration, la sécurité de l’autorité.
Il a goûté l’audace de l’invention, la légitimité de la création.
Il a goûté la bienfaisance de paroles justes.
Il a goûté la culpabilité de la transgression et le nettoyage du pardon.
Il a goûté le fiel de l’envie, la honte et la jalousie.
Il a goûté la paralysie, la fuite et le remords.
Il a goûté la gratitude, la générosité et le secours.
Il a goûté la liberté de se sentir vrai.
Toute la journée, l’oiseau a dansé autour de lui.
Au soir du sixième jour, ses joues ont gardé la teinte cramoisie de ses émotions.
Au matin du septième jour, l’oiseau sur sa branche a vu la femme, l’homme et l’enfant célébrer les jours sous une tenture pourpre.
Au soir du septième jour, l’enfant a scruté la fiente blanche laissée par l’oiseau sur la tenture. Il a ramassé quelques affaires, a salué, a embrassé les larmes incolores aux yeux de ses parents et est parti explorer le monde de derrière les collines.