Nous reproduisons ici les textes de l'émission de mars 2019
Le rouge ! Couleur par excellence, magnifiée par les mains des femmes aux premiers temps de l’art rupestre et nom du tout premier homme, Adam, pétri comme cela nous a été raconté dans de la glaise ocre. Le rouge, couleur ambivalente des passages et des interstices, ne se pense que dans sa pleine intensité, au risque de se transformer en rose s’il faiblit : couleur de la vie par le sang qui circule mais aussi de la mort lorsque le sang est versé ; couleur de la lumière montante de l’aube mais aussi de la lumière déclinante du crépuscule ; couleur de la sensualité amoureuse mais aussi de la prostitution prédatrice ; couleur de l’amour divin mais aussi de l’enfer et du supplice. Dans l’Antiquité, Rome se pare de rouge et fait du rouge la couleur du pouvoir et de l’apparat. Le rouge est cependant bien plus que ça : «Je ne parle pas du rouge de l'orgueil mais de cerougedes incendies, du lambeau d'andrinople qui flotte derrière les camions, du fanal, de la lanterne des bordels, de la colère qui enflamme un visage, des rixes et des abattoirs, des barricades et des rues louches, le rougequi coiffe Marianne, rougedes crêtes de coqs, rougedes lèvres peintes, rougedu cri de la Marseillaiseet somme toute, rougedu vin et du sang ». Tout un programme pour Jean Cocteau, qui écrit ce texte en plein cœur de la seconde guerre mondiale.
Quant au nôtre de programme, et aux neuf textes de cette émission, nous partirons du côté des nuances de rouge qui colorent les états de la vie, d’un petit morceau d’étoffe, de l’amour en temps de guerre, de la sensualité du carmin, des incendies et de la colère de la rue, de la honte, de l’amour évidemment et… et… et… de ce sang qui s’écoule du ventre des femmes, au commencement de toute vie, comme pour rappeler qu’Ève, la mariée, portait elle aussi en elle le rouge.
L’oiseau rouge, de Sophie Baget
Au matin du premier jour, le soleil et la lune ont enfanté la terre.
Dans l’ombre, la terre a tapi ses secrets. Dans la lumière, elle a planté ses talents.
Au soir du premier jour, l’ombre et la lumière ont fêté leurs épousailles en habillant le soleil et la lune de rouge.
Au matin du deuxième jour, la coquille de l’œuf s’est fendue et l’oiseau est né.
La terre lui a choisi pour marraine le rouge du couchant et pour parrain le rouge du levant.
Dans le soleil levant, l’oiseau s’est envolé pour sentir sur ses ailes aux reflets vermillon la jubilation de la vie, qui porte haut vers le ciel.
Au soir du deuxième jour, l’oiseau s’est couché pour blottir sous ses ailes la douleur du monde.
Au matin du troisième jour, la graine a germé dans la terre. Elle a lancé ses feuilles vers la lumière et laissé grandir son tronc.
Au soir du troisième jour, l’arbre a donné, épuisé et reconnaissant, son fruit écarlate.
L’oiseau a remercié, a mangé le fruit et a rendu le noyau à la terre.
Puis il a trouvé sur la branche son abri.
Au matin du quatrième jour, l’enfant est né au pied de l’arbre.
Sa mère lui a cousu un vêtement de velours carmin.
Au soir du quatrième jour, l’enfant a pleuré longtemps des mémoires enfouies. Sa mère n’est pas parvenue à l’endormir. Son père n’est pas parvenu à rassurer la mère. L’oiseau, alors, leur a appris son air.
Au matin du cinquième jour, le bois, l’air et l’étincelle ont engendré le feu.
L’oiseau a veillé sur l’énergie phénoménale, potentiel désastre, potentielle alchimie.
Au soir du cinquième jour, autour de la braise rubis, s’est constitué le foyer, s’est rassemblée la communauté, se sont transmis les récits, composées les chansons.
L’oiseau a voleté de foyer en foyer, colportant la soif d’apprendre, la faim de partager, le désir de transmettre.
Au matin du sixième jour, la source a jailli d’entre les rochers.
L’enfant a plongé dans un bain d’émotions.
Il a goûté l’amour, l’attention chaleureuse, la reconnaissance affective.
Il a goûté le plaisir d’une découverte et la joie d’une retrouvaille.
Il a goûté le confort de la dépendance et la saveur de l’autonomie.
Il a goûté l’angoisse du manque, la peur du risque, la douleur de la blessure.
Il a goûté la brûlure de la colère, la rage de la frustration.
Il a goûté l’apaisement du réconfort, le consentement de la frustration, la sécurité de l’autorité.
Il a goûté l’audace de l’invention, la légitimité de la création.
Il a goûté la bienfaisance de paroles justes.
Il a goûté la culpabilité de la transgression et le nettoyage du pardon.
Il a goûté le fiel de l’envie, la honte et la jalousie.
Il a goûté la paralysie, la fuite et le remords.
Il a goûté la gratitude, la générosité et le secours.
Il a goûté la liberté de se sentir vrai.
Toute la journée, l’oiseau a dansé autour de lui.
Au soir du sixième jour, ses joues ont gardé la teinte cramoisie de ses émotions.
Au matin du septième jour, l’oiseau sur sa branche a vu la femme, l’homme et l’enfant célébrer les jours sous une tenture pourpre.
Au soir du septième jour, l’enfant a scruté la fiente blanche laissée par l’oiseau sur la tenture. Il a ramassé quelques affaires, a salué, a embrassé les larmes incolores aux yeux de ses parents et est parti explorer le monde de derrière les collines.
Carmin, de Nicole Barromé, extrait de Blue Star, paru dans la revue Nouveaux Délits n°51
Parce qu’il faut sortir du rêve chewing-gum
Où circulent les grasses entités
Mélange d’images passées et d'inconnu
À leur pied la garrigue du sommeil suinte
Engourdie au miel des attractions
Là où chute et se rompt l’enveloppe ténue d’évidence
Carmin
La convention de transport de la sylvestre poire
Abasourdie par la dernière averse
Carmin
L’espoir
Invention défigurée par le prochain orgasme
D’un cosmos antique
La levée des corps
Dans l’embrouillement des ébats
Sous les projecteurs
Je-tu-ils rougissent
Carmin
Rouge, de Marine Amelin
Rouge coquelicot. Vous savez, ce rouge éclatant qui oscille entre l’orange et le pourpre. D’elle, il ne me reste que cette jupe rouge qui virevolte au gré de son pas. Parfois pourtant, le soir, une mèche de cheveux brune, vient raviver ma mémoire.
Ioko. Je la voyais partir en courant le matin, dévaler les ruelles à perdre haleine. Sans jamais s’arrêter, sans jamais se retourner. Où allait-elle ? Je ne suis pas sûr que quelqu’un l’ait jamais su. Le soir, je guettais son retour par la fenêtre. Rituellement elle s’asseyait au côté de son grand père, devant la maison. Sans rien dire, sans croiser leurs regards, tous deux regardaient face àeux. Un horizon vide que seul le cri des oiseaux venait parfois perturber. Quand il passait la main dans sa tignasse brune, elle savait qu’il était l’heure de rentrer.
Les murs des maisons étaient fissurés. Les ruelles étroites laissaient peu passer le soleil. Malgré tout, les volets étaient fermés. Seules les robes bariolées des femmes mettaient une touche de couleur dans ce paysage sévère. En bas du village se dressait une fontaine. L’eau qui s’en écoulait, joyeuse, contrastait avec l’austérité ambiante. Pas de commerce, pas de bar pour échanger les histoires du quotidien. Rien qui ressemble à un semblant de vie a l’exception de ces hommes et femmes courbés qui traversaient le village. Même pas l’aboiement d’un chien. La vie n’était pas très drôle pour les enfants. En fait d’enfants, il n’y avait que Ioko et moi. Nos maisons étaient mitoyennes. Les greniers n’avaient pas de murs. Malgré l’interdiction de nos parents, nous nous retrouvions la nuit. Nous nous racontions des histoires. Nous réinventions notre monde. Ioko était rouge et moi vert. Comme un coquelicot dans une prairie.
Un jour mon père m’a dit : mon fils plus tard tu iras étudier à la ville. Tu auras un bon métier et tu nous feras de beaux enfants. Je n’avais pas osé protester. Le matin de mes dix ans, nous sommes partis tous les deux jusqu’au village voisin. Mon père avait rempli la charrette de fruits, légumes, et peaux de bêtes. Il avait même tué le mouton, histoire de montrer qu’il avait de quoi payer l’école. Je me suis assis a côté de lui et nous sommes partis. Je n’avais pas dis au revoir a Ioko. En bas de la route, j’ai tourné la tête sur ma droite, et je l’ai vue. Fière, au sommet de la montagne elle regardait la vallée. Sa jupe rouge coquelicot claquait au vent. Sans le voir, je devinais son regard, sombre.
Bien des années se sont écoulées. je ne suis jamais revenu au village. J’ai étudié le droit. Chaque soir, avant de m’endormir, une petite musique virevoltait dans ma tête. Une musique vide de tout son, comme un bruit de silence. Et, au fond de mes yeux, un petit bout d’étoffe rouge me faisait de l’œil. Un soir que je rentrais plus tard du bureau, un homme s’est approché de moi. Il sentait le vin et s’accrochait au bras d’une femme. Je l’évitai quand il m’harangua « beau monsieur, trois sous pour ma femme et mon petit ». Énervé je lui tendis quelques pièces et ils disparurent. Le lendemain, le ciel était bleu. De bonne humeur je comptais aller au lac rejoindre des amis. L’homme était encore là, allongé sur le sol, la femme endormie à ses côtés. Un enfant lui prenait le sein. Je détournais le regard, gêné par ce tableau. Je passais la journée à folâtrer de l’un à l’une et de l’une à l’autre. Le soir, quand je rentrais, le couple était toujours là. L’enfant tourna son regard vers moi. Il était sombre. Puis il me tendit la main, un bout d’étoffe rouge en glissa. Le lendemain, le couple et l’enfant avaient disparu.
Mon père est mort avant que j’ai pu lui faire de beaux petits enfants. Je n’ai jamais revu Ioko. Ma mère m’a écrit pour me dire qu’elle était morte en couches.
Fou de rouge, de Janine Tesson,
Parce que nous te savons en sursis avant le grand plongeon, nous éprouvons tous le désir de t’offrir quelque chose. Quelque chose d’inoubliable. Inoubliable pour qui ?
Ton compagnon t’a célébrée dans un mariage à la Chagall. Une amie t’a offert d’être marraine de son premier enfant. A toi, la peintre, moi qui raconte des histoires, j’offre le premier homme voué à la couleur rouge.
Celui qui, aux prémices de l’humanité, hanté par cette passion ardente, enfant, attrape la braise à pleine main.
Celui qui, chaque printemps, se colle sur les cuisses, les bras, le torse, les paupières, une mosaïque de pétales carmin et grenat et danse, possédé par le rouge, comme par un dieu.
Celui qui trempe ses mains, au retour de la chasse, dans la gorge tranchée et se raye le corps de sang. Qui, blessé, passe des jours dans la rivière, à observer le filet pourpre qui sourd de lui, se dilue, rosit et disparaît.
Il est ton frère, et le père de tous les artistes, ce fou d’écarlate, hanté par l’obsession de recréer, de conserver la couleur de la vie, de reproduire sur la pierre les ensanglantements de la guerre et l’impertinence du coquelicot.
Je te donne celui qui écrase les baies aux joues des femmes, leur barbouille les lèvres, celui qui se perd dans la contemplation du vermeil qu’elles recèlent entre leurs jambes.
Celui qui adore le rouge et toutes ses déclinaisons avec fureur, avec désespoir, qui erre, ivre d’incandescence dans les forêts d’automne et un jour se jette, du haut de la falaise, dans le brasier du soleil couchant.
Je l’ai fait homme, parce que tu aimes les hommes, mais c’était peut-être une femme…
Rouge en février, de Hélène Tallon-Vanérian
24 février ton anniversaire
24 février fête du cochon
Pieds roses en gelée, très peu pour moi
Anniversaire, traversée du purgatoire
Années en mineur absolu
En sortir par la quinte rayonnante
Morceau de nuit, soleil lacéré
24eparallèle égaré
Garder la tête haute
Le repas de famille se passe bien
Ton ombre polie à la table des convives
Le plat est garni de salade rouge
Musique d’ambiance
Un bémol de plus svp parce que je ne supporte pas la joie
Je maintiens les touches du piano la tête sous l’eau
Elles protestent à peine
Anniversaire
Voilà autre chose
Le recommencement, les cycles, la roue qui tourne
Et ça tangue fort
Je n’ai jamais oublié de dire, j’ai dit que
Mais ruine du monde
Journal de 8 heures
Édito politique
Blablabla
Des cochons pour ton anniversaire
Ils t’ont mangé
Pauvre toi
Rouge en février
Dissipation des brumes en été
Après la quinte oser l’accord majeur
Désensibilisation de la septième
Le chef quitte l’estrade sous les applaudissements nourris
Pieds de cochon aux agapes nocturnes
Très peu pour moi
Éteindre la salle
Retour au silence
A la compagnie des modes mineurs
Parce que parfois ça suffit vraiment.
La pluie ne lave pas les incendies, de Soleïma Arabi
Aujourd’hui
Samedi
La pluie ne lave pas les incendies
Faire marche arrière
Sur le boulevard
Larmes aux yeux, colère aux lèvres et rêve aux oreilles
Les nuages ont les visages des gens d’hier, d’avant-hier et de demain
La nuit sentait le rouge et le lacrymo
La pluie n’éteint pas les braises la nuit n’efface pas les restes l’odeur du plastique la transpiration les désirs les cris à la lumière des néons néant chaos clignotant 24h/24
Les idées ne se noient pas dans les fontaines
Je me suis nourrie de poésie derrière les vitres
Je me suis nourrie derrière les vitres cassées je me suis cachée dans la poésie
Vitrée dans les mots je me suis rappelée des échos je me suis brulée
Je me suis posée là dans la marche
Là à l’endroit du craquement
Là à l’endroit du derrière du devant
J’ai regardé à droite à gauche
Que du mal de ventre des gens par terre des chiens qui crèvent des mecs qui se défoncent la gueule, des fauteuils en cuir, encore des barricades, des pizzerias, des hôtels, des gens qui fument des clopes, des gens qui font la queue pour entrer en boite, des tuyaux de travaux de riches qui veulent refaire les villes, des villes épuisées pour les pauvres, j’ai marché
La pluie n’éteint pas les colères
Feu dedans mon cœur. Moteur anti-polluant.
En avant.
Ô porte rouge et tendre de Christiane Genevois
Antibes, 14 novembre 1962. Ma Suzanne, 70 ans aujourd’hui ! Je ne sais si mon changement de décennie en est la cause mais depuis quelques semaines je me trouve dans un état étrange, ce qui t’explique mon silence inhabituel. Ni vraiment dépressive, ni maladive, plutôt désœuvrée, désorientée, sans envies, comme si l’éventail de ma vie se repliait. Ce n’est pas moi ça, tu me connais assez, tu es mon amie depuis si longtemps… Lycée de jeunes filles d’Oran 1914 tu te rends compte !
Et ce vide étrange que je te confie, rien dans ma vie présente ne peut le combler. Alors c’est le passé qui reflue, c’est Gui qui revient, mon Poète perdu, ma foudre rouge, ma grande flamme, mon amour absolu. A toi je peux me laisser aller à parler ainsi. Oui, mon Guillaume, ses lettres rougies de désir fou, rougies aussi de cette guerre infernale le serrant, l’encerclant, chaque jour le menaçant.
Tout de suite j’ai aimé sa taille plutôt grande, ses jambes un peu courtes, son képi trop petit rejeté en arrière, son regard noir intense. C’est comme ça que je l’ai vu à Nice la première fois dans mon train ce 1e janvier 1915. Oui mille fois je te l’ai raconté. Je te vois sourire d’ici !
Il s’est si vite intéressé à moi. Nous avons parlé poésie mais ce qui me bouleversait c’était que quelqu’un me regardait vraiment pour la première fois de ma vie. Nos adresses échangées. Ma fuite trop rapide sur le quai : une vraie oie blanche mais j’avais le rouge aux joues. Elles brûlaient d’émotion contenue.
J’ai besoin pardonne-moi de repeindre un peu mon présent ce matin tant ma vie s’affadit, se pastélise comme ces aquarelles de Marie Laurencin que je n’aime pas.
Rouge, rouge flamme de ses lettres. Chaque jour il risquait sa vie dans les tranchées de Champagne, mais sur le noir de la boue, le blanc de craie des boyaux, dans son cagna, dans le miaulement des obus, il arrivait à écrire. Je recevais ses mots comme des trophées de guerre et d’amour. J’étais fière, folle et je devenais voluptueuse ! Il m’appelait Mon Amour Ma Chérie ma Panthère, ma Madeleine mon Madelon. A distance il m’apprenait l’amour et mon corps, qu’il me demandait de lui décrire très précisément ! Je transfigurais la guerre et la tranchée. Je le protégeais même. C’est ce qu’il me disait en tout cas. Je retrouve sa lettre du 20 décembre 1915 : C’est toi mon amour, qui m’a protégé. Si j’étais resté à ma batterie, nul doute que j’eusse été au moins blessé, les plus exposés étant le pointeur et le chef de pièce.
C’est cela ma peine, Suzanne, alors que j’arrive tout de même au bout de mon chemin, c’est d’avoir été tellement pour cet homme : sa protectrice, un esprit vif qu’il aimait, un corps parfait grâce à ses flambées d’imaginaire. Je suscitais moi, petite inconnue de 22 ans, sa créativité, ses dessins, ses poèmes ! Mais tout fut si bref et puis tout s’est délité. Pourquoi ?
Ce qui me fait sourire aujourd’hui c’était mon calme de professeur face à mes élèves ; si elles avaient su le rouge incendie au tréfonds de mademoiselle Pagès ! J’avais bêtement peur qu’il me trompe mais au plus écrivait-il à sa Lou ! Au front la chasteté était préférable à la syphilis…
Ma vie me paraît vaine aujourd’hui. Tu le sais, pour toujours c’est à Guillaume que je suis fiancée. Comme ma mère, mes frères, mes sœurs, tu aurais aimé que je me marie, mais ce ne pouvait être qu’avec lui ! Certes après sa permission où il est venu en Algérie, à Lamur, il n’a plus été le même (mais imagine-t-on ce qu’a dû être pour lui ce retour en Champagne dans le ventre de la terre sous le bruit infernal de la mitraille, la mort rouge hantant chaque pouce de terrain). Pourtant nous l’avions reçu chaleureusement et il s’était fort bien entendu avec maman. L’air chaud, les mimosas, les lauriers, le sable rouge, nos escapades, nos caresses secrètes, nos baisers… Un paradis pour lui après la Champagne torturée ! Il attendait plus de moi sûrement, mais à Lamur chez maman c’était impossible et puis nous devions nous marier !
A son retour, Il écrivait moins et plus brièvement, la fougue avait disparu ; a-t-il été déçu par mon corps qu’il avait tant rêvé et magnifié ? J’en tremble de ne le savoir jamais. Il me rassurait : Je veux que tu sois forte mon amour, que tu ne te crées pas de fantômes ni rien. Le pire fut ce mot du 18 mars 1916 que je sais par cœur tant d’années après : Mon amour, j’ai été blessé hier à la tête par un éclat d’obus de 150 qui a percé le casque et pénétré. (…)
Pendant les nuits qui ont suivi je faisais le même cauchemar, ça je ne te l’avais jamais dit : je voyais du sang, du rouge partout coulant de sa tempe, joue rouge, chemise rouge, drap rouge et Guillaume se vidait de son sang, rouge aussi le carrelage de sa chambre d’hôpital.
Il n’a pas voulu que je vienne le voir. Puis peu à peu plus rien. Je n’ai pas voulu non plus le harceler. Sa blessure et la mienne : deux béances rouges si douloureuses. Heureusement que tu as été là à cette période de ma vie ! Toi ma mère et mes élèves bien sûr qui sans savoir sentaient que mademoiselle Pagès n’allait pas bien, pas bien du tout.
J’ai appris son mariage qui aura duré six mois avec Jacqueline Kolb, puis sa mort de pneumonie due à la grippe espagnole. Je crois avoir moins souffert de sa mort que de son délaissement.
T’écrire m’a fait du bien. Je me sens mieux. Viens me voir à Antibes. Rien ne pourrait me faire plus plaisir ! De mon cher Gui me restent ses mots qui me caressent encore et que je t’offre pour clore cette lettre :
Es-tu une de ces déesses comme celles que les Grecs avaient crées pour moins s’ennuyer ?
Je t’adore ô ma déesse exquise, même si tu n’es que dans mon imagination
Mais tu existes ô Madeleine, ta beauté est réelle
Je l’adore
Malgré la tristesse de la craie et la brutalité incessante des coups de canon.
Voilà ! Je t’embrasse ma Suzanne
Madeleine
(Les phrases en italiques sont de Guillaume Apollinaire (Lettres à Madeleine))
Du sang dans les veines, d’Isabelle Bizot,
Des groseilles plein les mains. Les grappillons aux grains blancs, rouges, roses teintent leurs doigts. Elles sont les cueilleuses. Une fois encore. Toujours elles. Sacha en a marre. Marre d’être l’esclave des parents. Ramasseuse et baby-sitter une fois de plus. Les cousines Marta et Marie la suivent partout alors que les adultes prennent le café dans le grand salon frais. A chacun son travail, a dit maman. Nous, on est leurs servantes ! Et le cagnard, elle y a pensé ? Le soleil qui brule les cheveux, trempe les tee-shirts, donne mal au crâne. Personne s’occupe jamais des enfants dans cette maison.
On fait une potion, a suggéré Marie. Si tu veux. C’est plus de son âge pourtant. Tant pis pour eux. Bien fait !
Elles s’emparent du seau le plus grand, y jettent les fruits, quelques framboises s’y sont mêlées, de la terre et de l’eau tirée au robinet du jardin. Après il faut touiller avec le gros bâton, écraser les grains veinés de rouge. Le jus leur éclabousse les jambes.
Sacha la touilleuse brandit ses doigts ensanglantés. Vous avez vu, j’ai des mains d’assassin ! Je suis le boucher-assassin ! Elle grogne, mugit, agite ses longs bras en direction des filles qui font mine d’avoir peur et poussent des grands cris.
Regardez, là-bas ! Chuchotements de Marta. Sur le chemin, derrière la haie, voilà que passent les amoureux. Des jours, qu’elles les suivent, les espionnent, les traquent même, toutes les trois cachées derrière les buissons.
Sacha ne pense qu’à ça. Tout le jour et le soir aussi dans son lit. Elle en parle l’air de rien, comme si c’était juste pour rigoler. Marta parfois lassée voudrait jouer à autre chose. Mais Sacha veut les pister. Devancer leurs allers et venus. Et les croiser comme par hasard. La grande Christine souffle en les voyant. Diego, tellement beau, leur a souri une fois. Salut, les filles, encore vous ! Sacha a regardé ses pieds.
Ils sont là, à nouveau. Il tient Christine par les épaules, tout près. Penche la tête vers elle. Il va pas l’embrasser quand même !
Sacha crie. « Christine, la pouffiasse ! » Le bâton dans sa main est parti. Il a volé, tournoyé. Un sang trop chaud cogne ses tempes. Le bâton vole toujours et frappe, pas vraiment fort, l’épaule de la pimbêche qui s’y croit trop et qui s’offusque : « Qu’est ce que c’est que cette folle ! » Diego, si beau, a bondi, sauté la haie. Il court, il est déjà sur elle. Ça suffit maintenant ! Prends ça, petite conne ! Les mains de Diego claquent sur ses joues. Aller et retour !
Ses jambes tremblent et vacillent. Elle est à terre. Il l’a giflée. Cinglée. Elle entend là- bas le rire de Christine.
Honteuse. Sa tête, sa bouche, son nez ont explosé. Elle a vu les yeux de Diego. Furieux. Méprisants. Conne, elle est. Nulle. Et bête et laide. On peut pas survivre à ça. Creuser la terre pour se cacher tout au fond et pour toujours. Tout pleure en elle, le ventre, les bras, la peau, les lèvres. Tout bave, suinte, dégouline.
Sacha file. Sa chambre. La porte claquée. Son lit. Les cousines à ses trousses tambourinent. Ouvre, ouvre-nous. Jamais. Plus jamais. S’il vous plait. Elle n’a jamais rien jeté. Il n’a pas sauté. Il ne l’a pas, il ne l’a pas. Elle tourne toujours la potion avec les filles. Elles vont même essayer de la boire. Et puis elles cueilleront toutes les groseilles qu’on voudra, les framboises, les cassis et même les groseilles à maquereaux. Maman et tante Flora les féliciteront. Bravo, les filles, vous avez bien travaillé, on sera contents d’avoir des confitures cet hiver.
Parfois elle saigne, de Soleïma Arabi
Parfois elle saigne
Une fois par mois au moins
Comme pour se rappeler à elle
Qu’elle est vivante
Souffre
Une fois par mois
Lui rappeler toutes les autres fois
Où elle souffre
D’être elle
Et que ça coule
Une fois par mois au moins
Ne penser qu’à elle
À la douleur
À ce que ça prend, à ce que ça coûte
D’être elle
En apnée elle
Évacuée des violences des jours
des angoisses des nuits
Sortie de tous les pièges
de toutes les ruses
Corps tendu défendu corps meurtri
Trainée de tous les temps à toutes les époques
À hurler à la lune à l’agonie du silence
Corps colère qui ne résiste plus n’en peux plus et s’endort
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