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Décembre : on fait la fête aux fêtes !

En direct le mardi 11 décembre à 10h

Rediffusion le Samedi 15 à 11h



Émission animée par Virginie Lou-Nony & Corinne Hyafil, accompagnées dans la lecture des textes par deux amies de la maison de l’écriture, Hélène Tallon-Vanérian et Julie Chansel.

Les fêtes de fin d’année sont souvent l’occasion de tester sa résistance à la pression sociale et commerciale. Les marchands comptent sur elles pour boucler leur budget et sont prêts à tout pour nous vendre n’importe quoi.



La population soumise à un bourrage de crâne sévère vit dans la certitude que recevoir des cadeaux c’est être aimé et qu’à l’inverse, n’en pas recevoir est le signe indiscutable d’une affreuse solitude. Et piégés par les marchands du temple, nous nous demandons tous plus ou moins ce que nous fichons-là. Les têtes de pioche qui répugnent absolument aux réjouissances obligatoires rêvent de se trouver un désert.

C’est dans ces ambiguités nombreuses que nous avons demandé aux ami.e.s de la maison de l’écriture de porter la pointe acérée de leur plume.





Noël en famille, de Michèle Urbanek

Elle s’est arrêtée pour prendre de l’essence. Et puis elle s’est garée un peu plus loin devant le café tabac. Elle est entrée, a demandé un paquet de Benson comme lorsqu’elle était étudiante. Elle est ressortie pour se mettre en terrasse, en commandant un petit noir bien serré. A la terrasse, elle a tourné et retourné le paquet entre ses doigts, puis a tiré sur la petit languette rouge, a ouvert le paquet, a retiré le papier doré et a sorti une cigarette. Elle l’a portée à son nez, l’a humée, et enfin l’a allumée avec le briquet qu’elle venait d’acheter. La première bouffée lui a donné un bref vertige ; la deuxième a été bien meilleure. Elle s’est remise à fumer comme si elle avait déjà oublié ses cinq ans d’arrêt du tabac.

A la terrasse il faisait bon. Ils avaient mis les radiateurs ; elle était pile dessous. On était en décembre, mais il faisait doux. Lui est revenu en tête « Noël au balcon, Pâques aux tisons ». Elle s’est demandée où elle serait à Pâques l’année prochaine.

Elle a fait durer son café très, très longtemps. Et puis elle en a commandé un deuxième. Rien ne pressait. Vraiment. Elle n’avait pas pris l’autoroute cette fois-ci. Il lui restait à peine quarante kilomètres pour arriver à Bourges, et elle se disait que pour une fois ils pourraient l’attendre.

Elle a évoqué les Noëls passés et s’est surprise à soupirer. Tellement classiques. Son frère, qui prenait du poids d’année en année, se chamaillerait encore avec sa femme jusqu’au moment où celle-ci, forçant sur le champagne, se mettrait, un peu pompette, avec des larmes dans la voix, à lui dire qu’il est quand même l’homme de sa vie et qu’elle n’en aurait jamais voulu un autre. Ce qui la surprenait toujours. Elle se demandait ce que son frère, Louis pouvait avoir, à quarante-huit ans passés, de si rare qu’on n’envisageait pas d’aller voir ailleurs.

Sa sœur serait là aussi, avec ses filles, dont l’une, à vingt ans, venait enfin d’avoir son Bac et l’autre  qui travaillait depuis deux ans comme vendeuse au rayon boulangerie de chez Carrefour. Le mari était parti quand les gamines étaient devenues adolescentes et elle admirait un peu ce type d’avoir tenu le coup jusque là. Sa sœur lui avait toujours paru une étrangère, peut-être à cause des dix ans d’écart, et elle s’était longtemps joué, petite, le fantasme de l’enfant adopté. Sa mère l’avait eue sur le tard, à quarante ans passés, et son père dans la cinquantaine, paraissait toujours un peu gêné quand il devait venir la chercher à l’école. C’est vrai que, directeur d’une petite entreprise d’électroménager, il était déjà à la retraite quand elle était montée faire ses études à Paris.

Elle soupira, regarda sa montre et se dit qu’elle ferait bien de se remettre en route si elle ne voulait pas inquiéter sa mère.

La nuit était tombée quand elle gara la petite Clio devant le perron, à côté de la BMW de sa sœur. Son frère était arrivé par le train.

Elle reconnut l’odeur de l’oie farcie dès qu’elle franchit la porte et sa mère sortit de la cuisine, une louche à la main. A soixante-dix-neuf ans elle avait gardé une certaine coquetterie et ses cheveux, permanentés de la veille, luisaient en reflets bleutés. Elle s’embrassèrent et sa mère lui glissa à l’oreille : « ils sont tous au salon. Fais attention à papa, il a attrapé un tour de reins en voulant décorer le sapin, hier. Je lui avais bien dit de me laisser faire, mais tu sais comme il est ton père, têtu comme un bourrique » !

C’est à la fin du repas, quand sa mère apporta l’île flottante sur la table – jamais elle n’avait réussi, dans aucun restaurant, à retrouver la saveur de l’île flottante de sa mère -, qu’elle se dit qu’il était temps pour elle d’annoncer sa décision.

Elle y avait pensé depuis des semaines, tournant et retournant les phrases dans sa tête. Elle avait testé la concision : Eh bien, je vous annonce que je vais partir au Cameroun le mois prochain... L’humour : Alors, voilà, Florian et moi, on s’aime énormément et on a décidé de se faire le plus beau cadeau du monde : la liberté pour chacun... La révolte existentielle : Mon existence est si vide, j’ai envie de donner un sens à ma vie, partir enseigner en Afrique où on manque cruellement de tout...

Mais bien sûr, rien ne se passa comme elle l’avait projeté. Ce fut Louis qui posa la question qu’il ne fallait pas poser, en lui demandant si Florian et elle pensaient faire un petit Jésus pour Noël prochain. Crétin, pensa-t-elle. Comment pouvait-elle avoir un frère aussi crétin ?

Quand elle leur avoua qu’elle avait plaqué Florian depuis trois mois déjà et qu’elle avait déjà mis son deux pièces en location, son frère, qui reprenait des œufs en neige, renversa la moitié de la louche sur la table.

Quand elle annonça qu’elle prenait une année sabbatique auprès de l’INSEE où elle travaillait depuis  dix ans, son père arrêta net la montée de sa petite cuillère emplie de crème anglaise et la regarda  avec stupeur.

Et quand elle leur apprit que son amie infirmière qui travaillait à Yaoundé, Sabine, lui avait trouvé une place d’enseignante dans l’école primaire de M’Balmayo, sa mère se mit à pleurer en cachant ses larmes avec sa serviette.

Elle se versa un autre verre de champagne et le but d’un trait. Elle fit face à toute la famille avec une certaine euphorie et la sensation grisante d’avoir enfin pris sa vie en mains.